Pourquoi faire une chute ?

Un Aikido de rêve

Aikido Journal N°4 année 2002

Publié : Avril 2003
Ecrit par Philippe Voarino

Je voudrais aujourd’hui vous raconter un rêve. C’est l’histoire de Kemiu, petit être plus léger que l’air et plus mobile que la lumière.

Kemiu est l’esprit de la chute. C’est par lui que l’on tombe, que l’on descend, mois c’est par lui aussi que l’on remonte, que l’on s’élève. Partout, de tout temps, dans tous les ukemi du monde, chaque fois qu’un homme tombe, c’est lui qui l’accompagne, c’est lui qui le relève. Kemiu est depuis le début le compagnon fidèle, omniprésent et infatigable de tous les pratiquants d’Aikido. Aujourd’hui, il se souvient.

« Avant Morihei, j’étais un peu désoeuvré au royaume des esprits. J’intervenais de temps en temps bien sûr car tous les humains tombent un jour ou l’autre, mais cette activité était loin de m’occuper à plein temps. Je dois dire que depuis le début du vingtième siècle les choses ont bien changé pour moi sur cette terre.

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Sokaku Takeda Sensei

Je fis connaissance en 1915 du jeune Ueshiba projeté sans ménagement et sans relâche par son professeur Takeda. C’était à Hokkaido, et je ne me doutais pas du travail que ce petit homme allait me donner bientôt.

A Tokyo en 1930, il créa le dojo du Kobukan que les humains baptisèrent "dojo de l’enfer" sans se douter que c’est moi qui y étais à la peine bien plus qu’eux. Mes compagnons de chute se nommaient alors lwata, Yukawa, Shioda, Yonekawa, Shirata, Akazawa, et à travers leurs corps je pouvais ressentir la surprenante énergie de Ueshiba sensei chaque fois qu’il envoyait l’un ou l’autre voler dans un coin du tapis.

L’année 1941 par exemple, l’Empereur du Japon, Hiro Hito souhaite qu’on lui présente l’Aïkido. Une date fut donc arrangée par l’Amiral Takeshita, élève de Ueshiba. Mais peu de temps avant celle-ci, 0 Sensei tombe malade d’une jaunisse si grave qu’il vernissait jusqu’à l’eau qu’il buvait. Yukawa et Shioda, les uke prévus pour la démonstration durent l’habiller et le porter jusqu’à la voiture, puis encore jusqu’à la salle d’audience. il était totalement inerte. Pourtant, dès qu’il aperçut la famille Impériale, Ueshiba se redresse et marche d’un pas ferme, brusquement transfiguré.

Yukawa, préoccupé par l’état de santé d’O Sensei, lança une première attaque qui manquait de sincérité. Et la première chute lui fit comprendre qu’il ne pouvait pas être question de faire semblant avec Morihei Ueshiba : il se blessa au bras et dut se retirer. Je me souviendrai longtemps du calvaire du jeune Shioda - qui fut aussi le mien - projeté sans répit pendant le reste du temps, et le génie que je dus déployer pour lui éviter toute blessure et permettre à la démonstration d’arriver à son terme. Quand la prestation fut terminée, 0 Sensei quitta la salle. Dès qu’il fut hors de vue de la famille Impériale, il s’écroula dans un état proche du coma.

Cet homme était ainsi. Son Aikido n’était pas une convention entre partenaires, et la chute n’était pas une complaisance de la part d’uke, mais le seul moyen qu’avait ce dernier de préserver son intégrité physique.

Il m’est facile évidemment de parler avec autant de certitude parce que je suis précisément la chute et que j’ai ressenti ce dont je parle. Mais il est vrai que les humains, qui jugent habituellement les choses de l’extérieur, pouvaient - avoir du vivant même d’O Sensei - un sentiment différent.

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O Sensei et Tenryu

Tenryu par exemple, le champion de Sumo, Sekiwake en 1930, était fort sceptique. Il invita 0 Sensei en Mandchourie en 1939 dans le cadre d’une promotion officielle des arts martiaux japonais. Morihei, après avoir démontré quelques mouvements sur son neveu Inoue, prit la parole et dit : "Vous pensez probablement qu’il est impossible de réaliser ces techniques sans qu’il y ait une entente entre nous. Et bien si quelqu’un veut essayer d’attaquer ce vieil homme, qu’il vienne."

Tenryu se leva pour relever le défi. 0 Sensei lui dit alors : "Vous êtes Tenryu n’est-ce-pas ? Vous pensez probablement qu’un vieil homme comme moi ne pourrait pas facilement vous projeter. Toutefois le Budo est bien autre chose que ce que vous imaginez."

Le gigantesque sumotori, qui dominait presque son adversaire d’un demi mètre, saisit alors Ueshiba et essaya avec toute sa force de le soulever et de le renverser. Il fut projeté sans peine avec kokyu nage. Le soir même, Tenryu demandait à 0 Sensei la permission de devenir son élève.

Et les années passèrent. 0 Sensei vieillit retiré, plutôt solitaire dans sa propriété rurale d’Iwama. A l’écart au fond. Sans véritable influence sur le développement international de l’Aikido.

C’est Kisshomuru Ueshiba, son fils, qui fut en réalité à l’origine de ce développement. Cest lui qui enseigna l’Aikido à la nouvelle génération de pratiquants qui débutait à l’Aikikai de Tokyo. Lui qui était à peine plus âgé que ses jeunes élèves Arikawa, Toda, Yamaguchi, Tamura, Kobayashi, Noro, Yamada, Asai, Sugano, Chiba ... et qu’on appelait pour cette raison Waka Sensei : Jeune Maître.

Tous avaient plus que jamais recours à mes services bien sûr, mais quelque chose avait changé. Parmi eux, je ne ressentais plus jamais cette nécessité impérieuse de m’envoler que j’avais éprouvée dons les mains d’O Sensei.

Avec Kisshomaru Ueshiba, la chute était devenue une sorte de complicité, un arrangement, une entente entre deux partenaires. Dans telle ou telle situation, il était convenu de chuter de telle ou telle façon, mais cette chute n’avait plus comme autrefois un caractère obligatoire, inévitable, elle n’était plus réellement nécessaire.

Mon statut changeait ainsi sans appel. Je n’étais plus le brise-chute sobre et salvateur d’autrefois. J’étais devenu chute de spectacle. Et j’avais perdu dans cette métamorphose mon naturel et ma sincérité. Pensez combien cet avatar fut difficile à vivre pour moi qui suis précisément d’un naturel si spontané ! J’abandonnais là d’un coup ma raison intime d’exister, mon essence même.

Las ! aucun Tenryu ne se leva jamais pour empoigner Kisshomaru et le jeter par terre. Quelqu’un l’eut-il osé, le cours des choses aurait peut-être changé. Mais ça n’arriva pas. Et sans éprouver plus de doutes ou plus de scrupules que cela, tous les élèves quittèrent le Japon pour enseigner et développer sur d’autres continents la façon de pratiquer I’Aikido qu’ils avaient apprise du Doshu, leur professeur.

Alors commença la deuxième partie de ma transformation, on peut dire de mon évolution, tant il est vrai qu’il n’y a aucune fatalité, aucune loi selon laquelle se développer serait nécessairement s’élever, s’accroître et se fortifier. Dans mon cas - j’en suis navré - l’évolution est synonyme de marche constante vers l’état de plus grande débilité.

L’Europe est incontestablement le continent qui me réserva à cet égard les plus belles surprises. Et parmi les pays d’Europe, c’est la France qui s’est aventurée le plus loin dans la voie explorée par l’Akikai.

Les Français ont inventé un rite curieux. Ce rite confère à uke un nouvel emploi. Voilà comment : on plante un manche à balai au milieu du tatami en guise de nage, et uke se met en devoir de virevolter et de chuter spontanément avec grâce autour de ce bois inerte. Il n’a plus besoin de personne. Il fait l’Aikido à lui tout seul. Ne riez pas s’il vous plaît, les fédérations et les écoles d’Aikido de ce pays ont mis très sérieusement à leur programme l’étude du rôle d’uke. Comme au théâtre, uke a désormais un rôle. Il a même le premier rôle, car c’est de lui que dépend la qualité du spectacle. Nage quant à lui se contente du beau rôle.

Autrefois uke attaquait, nage le projetait grâce à irimi, et uke chutait par nécessité, victime à la fois de son attaque et de la réaction appropriée de nage. Désormais, uke n’attaque plus réellement, il est éduqué pour se placer délibérément de manière parfaitement irrationnelle - dans une position de chute. Nage effectue alors un mouvement compatible ovec la chute d’uke et qui puisse la rendre plausible. Uke tombe sans y être invité autrement que par sa volonté propre. La France est le pays qui a réussi à inverser la logique de l’Aikido, qui a mis - ô sacrilège - 0 Sensei la tête en bas.

Vous n’êtes pas convaincu ? Alors imaginez qu’un esprit comme moi se faufile partout, et jusque dans les cercles les plus fermés. Eh bien c’est ainsi que j’entendis un jour le jeune Tissier de retour du Japon expliquer à ses amis professeurs :

Pour notre Aikido, il faut absolument dresser uke ...

Dresser, c’était le mot utilisé. Dresser comme au cirque. Comme on dresse un animal pour que le dompteur puisse faire son numéro. Pas d’animal dressé, pas de numéro, et bien sûr pas de public non plus.

Depuis que la génération des élèves du Doshu Kisshomaru Ueshiba a pris la direction de l’Aikido international, on peut dire que cette version arrangée d’un point de vue chorégraphique de l’art d’0 Sensei est devenue la forme normale de l’Aikido, aussi bien en Europe que sur les autres continents.

Moi qui ai connu une autre époque et une autre manière,

je pourrais vitupérer avec Shioda :

Aujourd’hui, l’Aikido est sans dimension, Il est vide, sans contenu. Nous ne voyons plus rien que des imitations sans aucune compréhension de la réalité. Des gens atteignent des grades insensés sans même payer leurs cours. Cest pourquoi il ressemble tellement à une danse à notre époque.

Je pourrais aussi bien m’étonner avec Akazawa :

... tout cela ressemble à une représentation préparée d’avance. Ne pensez-vous pas que si les choses continuent dans cette direction l’Aïkido deviendra une sorte de danse ? Il n’y a aucun inconvénient à considérer un dojo comme une salle où l’on pratique des exercices bons pour la sonté, mais du point de vue du budo, il semblerait qu’il manque un petit quelque chose.

Je pourrais encore m’attrister avec Saito :

Si l’Aikido ne peut pas servir le cas échéant à défendre la vie d’une personne en danger, alors il est devenu inutile.

Mais les sentiments qu’éprouvent les hommes, je ne peux pas les avoir car je suis pur esprit. C’est donc sans état d’âme que j’observe l’Aikido qui se pratique aujourd’hui dans le monde. Ce n’est pas l’Aikido d’O Sensei voilà tout. C’est un simulacre, une duperie, un mensonge ... une évolution autrement dit.

Pensez donc qu’O Sensei avait refusé dans un premier temps d’exécuter sa fameuse démonstration d’Aikido devant l’Empereur, expliquant qu’il ne voulait pas montrer "un mensonge". Car selon lui projeter un adversaire et le voir se relever pour attaquer de nouveau n’était qu’un mensonge, la forme véritable des techniques permettant de le tuer à chaque fois. L’Empereur avait alors dit à l’Amiral Takeshita : "Qu’il me montre le mensonge !".

Aujourd’hui, le mensonge est double : non seulement uke se relève, mais en plus il chute sans raison. Cela ne préoccupe guère les hommes qui continuent à rouler sur des tatamis sans poser de questions, sans demander si tout cela n’est pas devenu un jeu digne des cours de récréation, et sans savoir si un tel jeu ne les écarte pas irrémédiablement de la voie définie et parcourue par 0 Sensei qui exige du partenaire d’Aikido qu’il se comporte comme un adversaire authentique et non pas comme un faire-valoir.

Mes amis humains grandissent et quittent l’enfance, mais ils ne deviennent pas pour autant des hommes. Ils se perdent en chemin. Ils passent leur temps à jouer dans une farce, à faire semblant, à se tromper eux-mêmes. Ils prennent pour lanternes quelques vessies. Ils écoutent parler les sots et les ignorants et les tiennent pour modèles. Ils oublient de penser et ils oublient d’agir. Je continue à les aider bien sûr car mon sort est inséparable du leur. Mais si un jour la supercherie devait être à leurs yeux révélée, alors je pourrais dire en m’offrant quelque repos - et cette parole serait bien plus qu’une simple image : "La comédie est finie".

Tout de suite après avoir prononcé ces derniers mots, Kemiu s’évanouit dans mon rève comme la brume du matin se dissipe au soleil. Les volutes en s’effaçant dessinèrent me sembla-t-il un instant les contours du visage d’un homme ou visage grave, d’un homme qui ne souriait pas.

Cette article a été publié dans le magazine Aikido Journal N°4 de décembre 2002. Le site d’Aikido journal Français.

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